Le sommeil, l'insomnie et le rêve

A ma mère, que celle-ci retrouve un sommeil paisible chaque nuit...

Emmanuel Levinas dans Dieu, la mort et le temps affirme dans son "éloge de l'insomnie" que "l'insomnie ne se définit pas comme simple négation du sommeil. Le sommeil est toujours au bord du réveil, il communique avec la veille tout en tentant de lui échapper".

LEvinas défend l'idée que l'insomnie est une non-activité et ne rentre par suite, contrairement au sommeil dans aucune catégorie. Elle permet le retour sur soi. L'éveil étant pour Levinas, caractérisée dans le rapport à autrui, l'insomnie est le retour vers soi sans objet déterminé, c'est l'éveil de la conscience mais non de la conscience de, c'est à dire l'éveil d'une conscience qui ne se sait pas de but ni d'attache.

Baudelaire dans Les paradis artificiels revient également sur cette notion de sommeil : "Dans le sommeil, ce voyage aventureux de tous le soirs, il y a quelque chose de positivement miraculeux; c'est un miracle dont la ponctualité a émoussé le mystère".

Cette idée de miracle liée au sommeil provient en bonne partie de la religion juive qui estime que chaque nuit l'âme s'endort et se détache ainsi du corps de l'homme qu'elle ne rejoint qu'au réveil et cette nouvelle réunion de l'âme et du corps constituent en soi une nouvelle naissance et donc un miracle.

Le sommeil semble pour Baudelaire une sorte de paradis, il ouvre par le rêve le champ des possibles. C'est un accès direct à l'imagination. Et Baudelaire d'ajouter "Les rêves de l'homme sont de deux classes. Les uns, pleins de sa vie ordinaire, de ses préoccupations, de ses désirs, de ses vices, se combinent d'une façon plus ou moins bizarre avec les objets entrevus dans la journée, qui se sont indiscrètement fixés sur la vaste toile de sa mémoire. Voilà le rêve naturel; il est l'homme lui-même. Mais l'autre espèce de rêve! le rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur! ce rêve, que j'appelerai hiéroglyphique, représente évidemment le côté surnaturel de la vie, et c'est justement parce qu'il est absurde que les anciens l'ont cru divin."

Le deuxième semble évidemment le plus proche de celui de paradis. Le sommeil modifie la vision que l'on peut avoir de la vie : l'insomnie en permettant une prise de conscience et un retour sur soi bouleverse la vision trop impliquée dans le réel de l'homme. Le sommeil au contraire par l'absence de conscience qu'il procure permet de troubler la réalité.

Cette vision quasi-paradisiaque du sommeil semble être partagée par Marguerite Yourcenar qui dans Les mémoires d'Hadrien fait dire à l'Empereur " de tous les bonheurs qui lentement m'abandonnent, le sommeil est l'un des plus précieux, des plus communs aussi. J'accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l'amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps."

Marguerite Yourcenar rejoint également Baudelaire en rattachant le sommeil à une espèce de mort, à un mystère : "Mais ce qui m'intéresse ici, c'est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l'inévitable plongée hasardée chaque soir par l"homme nu, seul et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil c'est qu'on en sort, et qu'on en sort inchangé, puisqu'une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l'exact résidu de nos songes. Le plaisir et l'art consistent à s'abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepter d'être subtilement plus faible, plus lourd, plus léger, et plus confus que soi."

Enfin, le rêve a pour Baudelaire plus d'importance que l'on ne pourrait croire : "L'homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l'homme; mais ce rêve sera bien le fils de son père". Mais ici on peut interpréter cette phrase dans deux sens et comprendre le rêve dans le sens de l'espoir, du rpve constructeur qui incite l'homme à l'action, le rêve éveillé.